ICTAM: organiser oui
mais spécifiquement non !
Depuis quelques temps, nous assistons à une campagne de l'Union Générale des Ingénieurs Cadres Techniciens (UGICT) dans la CGT pour généraliser et centraliser la syndicalisation des Ingénieurs, Cadres, Techniciens, Agents de Maîtrise (ICTAM) autour de sa structure spécifique. L'existence de nombreux ICTAM syndiqués mais sans liens avec l'UGICT (parfois par choix conscient), remet en question l'existence même de celle-ci, ce qui explique «l'offensive » en interne où l'UGICT apparaît dans nos congrès en menant campagne, s'assurant que les ordres du jour, les motions, les résolutions et les débats portent autour de la « spécificité » des ICTAM.
Ce texte n'a pas pour but de revenir sur l'histoire des organisations d'ICTAM et leurs relations avec la CGT depuis 1919 en passant par la création de l'UGICT en 1969, mais d'enrichir le débat au sein de nos structures en proposant un autre regard sur l'organisation des travailleurs et des travailleuses.
Notre courant et tendance syndicaliste révolutionnaire, fondateur de la CGT, entend contribuer au débat car nous avons la légitimité historique à le faire: nous avons été les premiers à organiser la place et le rôle de ces camarades, travailleurs, intellectuels, alliés du mouvement ouvrier et syndical. Pour s'en convaincre, il suffit de consulter les archives de la revue La Vie Ouvrière et de la Révolution Prolétarienne, ou encore d'évoquer le fait que le juriste Maxime Leroy aida à rédiger la Charte d'Amiens en 1906. Les CSR se prononcent pour la syndicalisation des ICTAM, reconnaissant les mutations du salariat, mais autrement que par et dans l'UGICT. Explications :
Nous ne gagnerons pas en allant sur le terrain choisi par l'adversaire
Le principal argument qu'on nous oppose pour pouvoir toucher les travailleurs et travailleuses ICTAM, c'est qu'il faut une organisation spécifique avec ses réflexions et son matériel propres : l'UGICT-CGT, organisée dans les fédérations professionnelles. Il y a là, selon nous, de bonnes questions mais de mauvaises réponses. L'UGICT est devenue au sein de la CGT bien plus qu'un simple collectif de travail ou une simple union syndicale, à l'image des jeunes, des retraités, des intérimaires ou des privés d'emplois. La campagne que mène l'UGICT pour généraliser l'adhésion et centraliser les ICTAM autour d'elle a bien plus l'apparence d'une volonté politique interne et d'une reproduction du mythe bourgeois de l'ascension sociale que d'une structuration répondant aux nécessités de syndicalisation.
Par exemple, dans les statuts de 2014 de la Fédération CGT du commerce et des services, l'UGICT, au travers de l'Union Fédérale des personnels d'Encadrement du Commerce (UFEC) reçoit 60 % de la répartition des cotisations fédérales pour « développer les actions parmi ces catégories » contre 40 % pour le reste des catégories ouvriers et employés de la fédération, pourtant majoritaires. En d'autres termes, une majorité cotise pour une minorité. Les cadres au travail ne deviendraient-ils pas aussi les cadres dans le syndicat ?
Pourtant, il n'y a pas plus de raisons d'avoir une organisation spécifique d'ICTAM que de raisons d'avoir des organisations spécifiques d'autres catégories et échelons au sein de la CGT. Reproduire au sein de l'organisation syndicale de classe la division capitaliste et libérale du travail n'est ni une solution, ni une fatalité. Sinon nous aboutissons à l’aberration d’avoir deux syndicats CGT dans le même établissement (un syndicat cadre et un syndicat non cadre), qui est le modèle historique du syndicalisme jaune.
Les réalités d'encadrement sont tellement différentes d'une branche professionnelle à l'autre, d'une entreprise à l'autre, d'un service à l'autre, qu'on ne peut en dégager une unité et donc pas non plus une organisation spécifique. La spécificité entraîne souvent dans son sillage l'inégalité, nous pouvons le constater avec l'exemple au dessus. Chaque spécificité ayant son domaine, ses privilèges, la concurrence et la rivalité entre plusieurs spécificités deviennent souvent leurs seules raisons d'exister. C'est là le danger pour la Confédération syndicale. Les inégalités favorisent non seulement les incompréhensions, rendant les débats stériles et bloquant chacun sur ses positions, mais aussi et surtout les conflits, comme chacun peut s'en apercevoir lors des débats touchant à ce thème dans nos organisations.
L'UGICT trouve un écho dans les services, le tertiaire et la recherche, là où on trouve logiquement la majorité des ICTAM. C'est-à-dire dans des entreprises où au moins un travailleur sur trois est ICTAM, comme à la SNCF ou dans des secteurs où les ICTAM n'ont pas de subalternes. Il nous paraît alors évident que la diversité des cas d'encadrement ne peut pas donner une réponse générale et consensuelle à cette question, et encore moins résumer une ligne générale au sein d'une organisation propre, car contraire aux valeurs de la Confédération. Nous dénombrons 3 grands cas types que nous allons évoquer ci-après. Il est donc illusoire et contradictoire de vouloir développer la communication, la compréhension inter-catégorielle et interprofessionnelle sur les conditions de travail des uns et des autres tout en catégorisant l'adhésion sur des logiques spécifiques, corporatives et donc individualistes, basées de surcroît sur l'ascension sociale. L'existence de l'UGICT va donc à l'encontre de la nécessité de rassembler les salariés dans un intérêt commun, si ce n'est à l'encontre des statuts et des valeurs de la CGT elle-même.
1er cas : Le rôle historique de la maîtrise et de l'encadrement.
Dans les entreprises où les cadres ont un rôle hiérarchique direct sur des exécutants, on se rend compte que la cohabitation entre catégories, dans la démarche de syndicalisation, est très difficile. Ce sont notamment les secteurs industriels de la production où les ouvriers/employés de ces branches sont les moins compréhensifs et les plus réticents à la démarche de l'UGICT, relayée par nos UD et nos fédérations. Affirmer que les ICTAM ne sont pas responsables des stratégies économiques et sociales internes aux entreprises, et « subissent » autant que les ouvriers et autres salariés, est un discours maladroit et inapproprié. Car par leurs positions, les ICTAM doivent néanmoins adhérer à la stratégie de l’entreprise définie par le comité directeur et ont le devoir de retransmettre les directives aux autres membres de l’entreprise. Il devient impossible de rester longtemps dans une société si le cadre est en opposition avec la Direction de l’entreprise. Ce qui explique non seulement le manque d'écho en terme de syndicalisation mais aussi la reconnaissance de ce problème par l'UGICT qui revendique, du coup, la défense spécifique de ces catégories. Prétendre le contraire c'est être en contradiction avec la démarche de sensibilisation des catégories d'ouvriers/employés aux problèmes des ICTAM, et vice-versa, dans la perspective de rassembler les salariés dans leurs intérêts communs. L'existence même de l'UGICT ne répond pas à cette réalité. La maîtrise et l'encadrement sont des couches sociales intermédiaires. Historiquement, ils sont sélectionnés par le patron lors de l'entretien d'embauche ou la montée en grade, selon ses propres critères, pour être extraits de la production, du service, et recevoir un sur-salaire, des avantages, qui garantissent l'obéissance afin d'avoir un personnel qui empêche toute dépossession ou insubordination généralisée.
2ème cas: la restructuration du mode de production dans les années 70.
Dans beaucoup d’entreprises, les cadres semblent ne pas avoir de subalternes. Mais en réalité nous sommes très souvent, dans ces cas-là, dans le modèle de la sous-traitance où les ouvriers et employés ont été externalisés. En acceptant ce processus de division par entreprises et par spécificités, au lieu d'avoir une stratégie globale par branches professionnelles où toutes les catégories auraient un seul et même syndicat, l'organisation telle que le propose l’UGICT accompagne donc le mode de production capitaliste dans sa logique de contournement du rapport de force et des réglementations du travail.
3ème cas : les mutations du salariat.
Les victoires des luttes pour la qualification, en parallèle du progrès technique après les années 50, ont poussé des catégories ouvrières à devenir agents de maîtrise et techniciens comme ce fut beaucoup le cas dans le public et les secteurs nationalisés après la Seconde Guerre mondiale.
De même, nous constatons que des techniciens et agents de maîtrise peuvent monter dans la catégorie de l’encadrement dans de nombreux cas, permettant ainsi au patron de contourner les règles sur le temps de travail (puisqu'ils sont « au forfait » et non au temps de travail réel).
Nous constatons donc que dans chaque cas ces catégories de salariés vivent en partie du travail d’autres, sans qu'ils s'en rendent compte. Cela est valable également pour les maîtrises et cadres qui le sont devenus grâce au progrès technique. Car, ce progrès est introduit sur les lieux de production en sacrifiant des masses importantes de travailleurs mis sur le carreau. En outre, intrinsèquement, ces « innovations » et « investissements » ne sont en fait que du travail accumulé, une somme d’expériences ouvrières extorquées. Une partie de la plus-value étant redistribuée aux salariés de l'encadrement. Les capitalistes tentent ainsi de s’assurer la loyauté de ces couches sociales intermédiaires. Il s’agit bien d’une acceptation de la domination de la bourgeoisie sur la société entière et pas seulement la reconnaissance envers les propriétaires de son entreprise. Cela va plus loin encore quand ce sur-salaire va ensuite servir à s’insérer dans la spéculation immobilière afin de retirer encore un revenu supplémentaire sur le dos des prolétaires-locataires.
Mais nous reconnaissons que ces salariés "souffrent", et qu'il y'a nécessité et urgence à les faire basculer de notre côté. Car, non seulement ils ne peuvent pas s’épanouir dans leur travail de par la culture individualiste découlant de leur fonctions avantageuses et des mutations du salariat, mais, en plus, ils prennent de plein fouet le fait qu'il ne peut y avoir de relations fraternelles entre salariés de catégories différentes sur la base de fonctions disciplinaires. Il ne peut y avoir d'épanouissement dans son savoir-faire et son travail en restant dans le système capitaliste.
Nous répétons donc notre volonté de syndiquer ces catégories. C’est pourquoi il nous faut développer notre projet syndical afin d’y intégrer ces potentiels soutiens du capitalisme que nous devrions attirer à nous, ne serait-ce que parce que tout ce qui existe dans la société est le fruit du travail (le travail étant l'unique source de valeur), et que la socialisation des savoirs-faire et des expériences est le salut de la société et de toute l'humanité.
Replacer le métier au cœur d'un projet
Très souvent, quand on demande à des travailleurs-euses assurant des responsabilités professionnelles ce qu'ils font comme métier, la réponse est sans équivoque : « Je suis cadre, dans telle entreprise », « je suis ingénieur », « agent de maîtrise », « technicien », et qui plus est « à la SNCF », « chez orange », « chez Renault », etc. Les syndicalistes ICTAM n'échappent pas à la règle et sont même, dans bien des cas, les plus fiers à s'affirmer comme tel. L'existence de l'UGICT et des campagnes qu'elle mène dans la CGT en est la preuve.
C'est là pourtant le signe que nous avons bien intégré la culture capitaliste du travail. Car non seulement « cadre », « technicien », « agent de maîtrise », « ingénieur » ne sont pas des métiers, ce sont des fonctions, mais nous nous identifions en plus au nom du propriétaire qui nous emploi, tels les esclaves dans l'antiquité. Le même constat est à déplorer chez les travailleurs-euses d'autres catégories. Au delà d'une simple façon de parler, c'est là le signe de la négation de notre métier, de notre savoir-faire, et de nos qualifications. Cette dérive découle aussi de l’impact qu’ont eu la social-démocratie et le léninisme sur le mouvement syndical de part la promotion d’une culture d’encadrement liée au mode d’organisation du parti d’avant-garde et intellectuel dans le processus de transformation sociale.
Derrière les fonctions ICTAM, se cachent des métiers, ce sont eux qui permettent la syndicalisation, via un contrat salarié, et non les rôles hiérarchiques attribués par l'employeur. Ce sont donc les métiers qu'il faut mettre en avant dans les syndicats, et ce sont par eux que la communication et la compréhension inter-catégorielle et interprofessionnelle devient possible.
L'UGICT est donc à côté du problème de part son propre nom d'union syndicale. En sélectionnant les adhésions par les noms techniques et les fonctions hiérarchiques que l'adversaire a créé pour diviser le prolétariat, l'UGICT reproduit cette négation du métier et va à l'encontre du but recherché : développer les passerelles entre catégories professionnelles différentes pour lutter contre la casse organisée par le patronat, le gouvernement et la finance.
Sans nous en rendre compte, nous tournons le dos aux luttes et aux valeurs historiques de la Confédération et du mouvement ouvrier. Dans le temps, un métallo disait « je suis ouvrier métallurgiste » quelque soit l'entreprise ; maintenant il dit « je travailles chez Mittal ». Nous nous nions nous-même en tant que producteurs/productrices et travailleurs/travailleuses. Nous nions nous-mêmes notre métier, ce qui permet à l'employeur d'attaquer les statuts, la formation professionnelle, les conventions collectives, les régimes spéciaux, les qualifications et toutes les conquêtes sociales arrachées par plus de 150 ans de combats prolétariens. C'est donc aussi le signe que nous n'avons plus de repères et plus de projet, à l'inverse des capitalistes et de la bourgeoisie qui eux, ont des repères et des projets solides. L'adversaire est fort de nos faiblesses et gagne en toute logique le terrain qu'il pourra.
« A chaque produit, ses outils », « à travailler n’importe comment, on produit n'importe quoi ». Voilà le savoir-faire qui a permis les victoires syndicales, un savoir-faire praticien, un savoir-faire ouvrier. Il faut donc revenir aux fondamentaux et nous structurer en conséquence pour pouvoir repartir à l'offensive. Nous pensons qu'il faut donc syndiquer les ICTAM dans des syndicats de branches professionnelles ("syndicats locaux", "syndicats d'industrie") et selon l'organisation territoriale des UL et des UD.
Par exemple, dans un syndicat local du transport regroupant les différents métiers du transport existants (ferroviaire, fluvial, aérien, routier). Les ICTAM, tout comme tous les autres travailleurs de cette branche, auraient à la fois leur mot à dire dans leurs sections syndicales par des revendications spécifiques, selon l'entreprise et le secteur, mais communiqueraient et agiraient également avec les ICTAM et tous les autres travailleurs des autres entreprises et secteurs de la même branche afin de tirer tout le monde vers le haut au niveau des revendications et des acquis. Il y a là un maillage d'organisation qui permet de prendre en compte toutes les réalités sans besoin de constituer un "syndicat cadre" par entreprise. C'est là le modèle historique de structuration de la CGT qui a permis la puissance de celle-ci et les luttes victorieuses.
Au milieu d'autres catégories de travailleurs du même secteur, d'autres entreprises de la même branche, avec un plan d'attaque coordonné sur le lieu de travail et sur toute l'activité, nous atteindrons ainsi l'entente et la compréhension entre catégories professionnelles. Cette structuration, sorte de miniature du modèle confédéral, déjà existante dans certaines fédérations et statutaire, permettra donc à la fois de répondre aux besoins par spécificités via des sections internes en y intégrant également les intérimaires, les privés d'emplois, les apprentis, les retraités, et de dégager un plan global d'action au niveau de la profession, de la branche industrielle et du territoire.
Voilà pour l'immédiat. Mais il s'agit aussi de dépasser la simple tactique de défense. Nous ne sommes ni des masochistes, ni des personnes qui aiment s'épuiser dans des luttes sans fin. Si nous luttons aujourd'hui sur telle ou telle thématique c'est pour ne pas avoir à lutter demain. Il faut, en conséquence, identifier d'où vient la source du combat, d'où vient la menace. Résister, se défendre, c'est bien ; mais détruire la source qui attaque, gagner, c'est mieux ! Là encore nous avons un savoir-faire que nous n'utilisons pas à bon escient. La CGT s'est créée dans une double optique : lutter au quotidien pour gagner des conditions de vie et de travail dignes ; dépasser le capitalisme et l’État bourgeois qui seront toujours les ennemis nous empêchant d'accomplir cette première optique. Syndicalistes Révolutionnaires, nous sommes restés fidèles aux vœux des premiers cégétistes qui ont officialisé la ligne du syndicalisme confédéré dans la charte d'Amiens en 1906. Nous croyons au Socialisme, l'authentique. Pour sa réalisation, partons du réel, nous nous baserons sur la Confédération elle-même, dont la structure permet de se substituer à toutes les institutions bourgeoises, quelles soient économiques ou politiques. Si tout ce qui existe dans la société est le fruit du travail des hommes et des femmes, le syndicat étant l'organisation naturelle et de défense des travailleurs et des travailleuses, la gestion socialiste de la société doit donc logiquement revenir aux syndicats confédérés. Il n'y a pas un domaine de l'activité humaine où le prolétariat ne se suffise pas.